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Le Fragment


La forme du fragment questionne le fractionnement de la mémoire et de la pensée. Elle ramène au parcellaire et au dérisoire, donc, contradictoirement, à une forme d’universalité.

Le Fragment  par Pierre-Henry Frangne. "Le fragment et le quotidien dans l'art."

http://pierre.campion2.free.fr/frangne_fragment.htm

Commençons par définir le fragment. Le fragment est un morceau de ce qui a été brisé. Il suit de là plusieurs conséquences.

1) Tout fragment est fragment de quelque chose. Il vient de ; mais bizarrement, il ne renvoie pas à. Le fragment suppose en droit et la pluralité des fragments, et l'unité dont il n'est qu'une part ou une fraction. Mais on doit dire qu'à cette unité, le ou les fragments ne renvoient pas dans la mesure où, dans le fragment, l'unité est justement brisée et défaite. Le fragment porte donc le paradoxe selon lequel sa transitivité est, en même temps une intransitivité. Toute réflexion sur le fragment sera donc le déploiement de la contradiction entre l'idée qu'il porte peut-être et encore (et de manière très douteuse) la trace de ce qui a été fragmenté (il serait une ruine), et l'idée contraire selon laquelle il est désormais coupé et séparé de la réalité qui s'est fragmentée.

2) Le fragment n'est pas un commencement ; il est un résultat. Non pas l'effet maîtrisé d'une opération réglée et méthodique de division ou de déconstruction, mais la conséquence involontaire, inattendue et accidentelle d'une catastrophe et d'une chute. Le fragment est ce qui reste quand la totalité ou l'ensemble, c'est-à-dire l'essentiel, ont été perdus. Le fragment n'est donc pas une partie ou un détail dans la mesure où la partie et le détail possèdent toujours une position, une structure ou une fonction qui font qu'ils conviennent aux autres parties ainsi qu'au tout ou à l'ensemble. La partie est déterminée, le fragment est indéterminé. Dans le Phèdre, Platon compare l'activité philosophique ou, globalement, celle de penser méthodiquement, à celle du boucher. Or, dit-il, il y a deux types de bouchers. Le bon boucher est celui qui découpe la viande selon les structures internes et naturelles du corps, c'est-à-dire selon les jointures qui séparent et articulent les parties ou les organes de l'organisme. Le mauvais boucher, que Platon appelle « sacrificateur » et « dépeceur[2] », est au contraire ce découpeur qui n'a aucun égard pour l'harmonie et pour les plis du réel, et qui le coupe afin d'obtenir des morceaux qui ne sont que des lambeaux ou des fragments nécessairement épars et arbitraires dans leur indétermination.

3) Il y a, en conséquence et initialement, une valeur péjorative attribuée au fragment : la valeur d'un rien, la signification d'un reste, d'un débris, voire d'un déchet. Le fragment est un élément sans autonomie et sans indépendance qui renvoie à ce qui n'est plus, à un non-être qui, avant qu'il ne soit fragmenté ou disséminé, avait les principales déterminations de tout ce qui est, à savoir l'identité, l'unité et la totalité. Ou alors au contraire, l'indépendance ou la solitude du fragment sont le signe de son arbitraire ; non du fait qu'il soit le résultat d'une découpe, mais à l'opposé, celui d'une déchirure. Il y a donc une pauvreté ontologique (dans l'ordre de l'être), une insuffisance théorique (dans l'ordre du savoir), une déficience pratique (dans l'ordre de l'action ou de la production) et un aspect existentiellement malheureux du fragment. Du fragment, de l'existence fragmentée (i.e. atomisée et disséminée) ou de l'existence fragmentaire (i.e. discontinue et incomplète), on ne parvient jamais à saisir pleinement, ni l'origine (la totalité complète dont le fragment est un éclat), ni la fonction (la place qu'il occupait au sein de cette totalité), ni l'organisation, ni la finalité. L'horizon de toute réflexion sur le fragment est ainsi celui d'une irrémédiable perte ou d'un irrémissible manque : la perte et le manque du sens (ou de la signification) qui demeure essentiellement indisponible. L'indisponibilité du sens, c'est sa précarité du fait de son incomplétude, de sa discontinuité, de son indétermination. L'obscurité et la lacune sont les propriétés essentielles d'une œuvre, d'un savoir ou d'une existence fragmentaires adossés à l'idée qu'une maîtrise intégrale de la totalité et de son intelligibilité est impossible, douteuse ou le fruit d'un travail infini, perpétuellement approximatif et incessamment ouvert. Le fragment s'oppose ainsi à la substance au sens métaphysique et philosophique du terme : une réalité dont la simplicité, l'unité et l'identité à soi font qu'elle n'a pas besoin d'autre chose que soi pour exister. Dans la métaphysique occidentale, Dieu (le Bien, le Beau, le Vrai) est substance. Dans la métaphysique platonicienne le lieu du fragment, c'est la matière comme négation, dissémination, indétermination, opacité pure, chaos. Plotin dit : « La matière c'est le mal[3]. »

En conséquence, il estsignificatif que les pensées qui se déploient à partir de la considération d'un fondement absolu et substantiel tentent d'échapper aux fragments, à la brisure du sens et du réel, ainsi qu'au vide interstitiel qui existe entre eux. Il est, symétriquement, significatif que les pensées qui s'élaborent à partir d'une critique de tout fondement, de tout absolu et de toute substance, fassent nécessairement l'expérience assumée du fragment, que celui-ci soit le fragment du discours, de l'œuvre ou de la réalité comme par définition fragmentée.

L'exemple type de cette seconde pensée est celle de Nietzsche dont l'œuvre est nécessairement fragmentaire et s'exprime par le fragment parce que Dieu est mort, les substances et l'Absolu ne sont que des idoles creuses qu'il faut critiquer et détruire à coups de marteau[4]. Cette pensée médicale et belliciste est un perspectivisme pour lequel les valeurs n'existent pas en soi mais existent au contraire dans le mouvement éminemment variable par lequel les êtres s'insèrent dans l'existence et dessinent leur perspective propre. Philosophie du devenir, de la multiplicité, de l'apparence, de la créativité, la pensée nietzschéenne refuse les « arrière-mondes » et accepte l'impossibilité d'une synthèse systématique pour faire l'éloge du chaos, du fragmentaire, du lacunaire qui ne sont plus pensés comme devant être abolis, mais incessamment surmontés, recréés et reconduits. Assumer l'existence fragmentaire et démultipliée, telle est la puissance de l'artiste, toujours au-devant de lui-même et toujours en équilibre précaire, construisant et détruisant l'œuvre par une démesure qui la rend dynamique et explosive. C'est cette explosion que Nietzsche reconnut un temps dans la musique de Wagner. C'est cette explosion qu'il ne reconnut plus en elle dans un second temps, à cause de son emphase et de sa continuité grandiloquente qui firent dire à Nietzsche que, par l'invention de la « mélodie continue », Wagner a « bouleversé toutes les conditions physiologiques de la musique. Nager, planer, au lieu de marcher, de danser[5]… » Pervertir la musique, c'est lui faire perdre la discontinuité, la scansion, la légèreté grâce auxquelles la danse est apte à produire de fugaces équilibres et de labiles déséquilibres. La danse est sans doute pour Nietzsche le modèle esthétique le plus puissant, parce qu'il offre le sens du multiple, le sens d'une liberté et d'une temporalité dans lesquelles la mesure contient une démesure, la continuité une discontinuité, l'unité une multiplicité irréductible et proliférante, l'équilibre un déséquilibre, la pensée enfin, toutes les énergies conflictuelles et mutantes du corps : « Je ne pourrais croire qu'à un dieu qui saurait danser » affirme Zarathoustra. Le philosophe-artiste qu'est Nietzsche affirme qu'il faut « savoir danser avec les mots », « danser avec la plume », pour une écriture capable de d'éparpiller et de fragmenter la pensée par une ironie qui détruit les certitudes stables, les belles significations harmonieuses, c'est-à-dire les identités fondées elles-mêmes sur l'Identité absolue. Cette volatilisation du sens, qui prend pour modèle la danse ainsi que tout art à condition qu'il accepte l'excès et l'irréductibilité de la multiplicité et de son hétérogénéité, cette volatilisation donc s'enracine dans la pensée pré-socratique ou plutôt ce qu'il en reste puisque que nous n'en avons conservé que des fragments épars : des ruines. Contre la décadence de Socrate, l'homme théorique qui cherche l'unité et qui fait de son ironie un instrument tyrannique[6] de vérité, le fragmentarisme joyeux et voulu de Nietzsche s'abreuve au fragment involontaire d'Héraclite. Multiple, obscur et paradoxal, le fragment héraclitéen fait le constat du devenir généralisé qui ne peut être que dans le combat incessant de la vie et de la mort, de l'être et du néant. À l'image de l'arc dont « le nom est vie et l'œuvre mort », le réel est une sorte d'ivresse qui, selon Nietzsche, ne saurait se clore et s'apaiser dans le principe d'identité qui est de part en part illusoire et mortifère.

Au terme de cette rapide analyse de la notion de fragment et des présupposés métaphysiques qui en dirigent la valeur que nous lui accordons, il faut reconnaître une négativité fondamentale du fragment. Multiplicité, hétérogénéité, indétermination, coupure et lacune font du fragment un principe d'affolement, un principe, comme dit Mallarmé « qui se développe à travers la négation de tout principe[7]. » Ce principe, on peut le refuser et le contrecarrer comme c'est le cas des pensées systématiques qui tentent d'égaler la totalité de la pensée à la totalité du monde. On peut aussi l'accepter, y consentir et même le vouloir, dans une pensée sceptique, critique et joueuse qui s'essaye au sens de Montaigne, c'est-à-dire qui tente et examine (exagium) ; et qui oppose, au branle général du réel ainsi qu'à l'impossibilité d'avoir communication à l'être en son identité, le sourire ironique d'une pensée discontinue qui sait qu'elle n'a plus d'assise[8].

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